Céline Gerny, Sanne Voets et Sophie Wells, incarnations équestres d’un féminisme ouvert et inclusif
Comme son pendant valide, le para-dressage est avant tout une affaire de femmes. Réunies envers et contre tout par leur passion du cheval, ces cavalières font œuvre de féminisme, mais elles contribuent aussi à l’inclusivité, autrement dit à un monde plus bienveillant vis-à-vis de la différence, quelle qu’elle soit. Entretiens croisés avec la Néerlandaise Sanne Voets, la Britannique Sophie Wells et la Française Céline Gerny, trois figures de la discipline.
Dans quelle mesure avez-vous conscience de contribuer, et le para-dressage en général, à l’inclusion des personnes en situation de handicap?
Céline Gerny : Après avoir longtemps concilié ma carrière sportive et mon emploi d’institutrice, je suis à temps plein à l’Institut français du cheval et de l’équitation (IFCE) depuis 2020 et jusqu’à 2024. J’interviens auprès des jeunes en formation et dans les écoles alentour, où je parle de mon sport et de mon parcours. Je souhaite que cela puisse avoir un impact sur la vision et la connaissance du handicap et de mon sport. Les gens, principalement les adultes, craignent le handicap tout simplement parce qu’ils sont face à l’inconnu et n’osent pas poser de questions, contrairement aux enfants qui sont sans filtre et demandent ce qui leur passe par la tête. Ils m’ont d’ailleurs beaucoup aidée dans mon rapport au handicap. Je suis aujourd’hui très à l’aise pour en parler. Une fois les choses expliquées, je constate que les personnes en face redeviennent “normales”, nous considèrent d’égal à égal et oublient notre handicap.
Sanne Voets : En tant qu’athlète de haut niveau, j’essaie de dire et de montrer au monde à quoi ressemble ma vie. En faisant cela, j’essaie de prouver que la vie avec un handicap ressemble beaucoup à celle d’une personne valide. Nous avons plus de points communs que de différences. Nous sommes toutes des personnes uniques, ce qui fait la beauté du monde. Avoir eu un accident ou une maladie et se retrouver amoindri physiquement ne signifie pas forcément que ses meilleurs jours sont derrière soi. On peut encore avoir une super vie et réussir de grandes choses.
Pour autant, je ne veux pas m’attribuer de mérite pour des choses dans lesquelles je ne joue qu’un petit rôle. Les évolutions sociales sont plutôt le fait d’un groupe de personnes ayant la volonté de se battre pour une cause plus grande. À mon niveau, j’essaie au moins de m’interroger sur les questions délicates. Je fais notamment partie d’une commission d’athlètes au sein de la Fédération néerlandaise. Avant cela, j’ai été membre du Comité olympique des Pays-Bas. En m’impliquant ainsi, j’essaie d’alerter et de rappeler les besoins spécifiques des cavaliers en situation de handicap. Beaucoup se rapprochent de ceux des valides, mais il y a des différences notables. D’abord, la plupart des para-dresseurs ne parviennent pas à vivre financièrement de leur sport ni du coaching. Ensuite, il y a aussi toutes les questions d’accessibilité des sites à penser en amont pour les organisateurs de compétitions regroupant toutes les disciplines.
Sophie Wells : Pour moi, le sport joue un rôle essentiel en mettant à jour les capacités de chacun. Ce sont bien les capacités qui comptent et non le handicap. Il est important de montrer aux enfants en situation de handicap que leur déficience ne doit pas les empêcher de faire ce qu’ils veulent.
“Je me considère davantage comme une athlète de haut niveau que comme une personne en situation de handicap”, Céline Gerny
Comment votre statut d’athlète paralympique a-t-il évolué ces dernières années? Et comment percevez-vous la situation dans votre pays?
Céline Gerny : Ma première compétition de para-dressage remonte à 2002. C’est déjà loin ! À l’époque, j’étais stupéfaite de voir comme tout était pensé pour nous, mais les choses ont vraiment évolué depuis l’intégration de la discipline aux Jeux équestres mondiaux par la Fédération équestre internationale (FEI), en 2010, et en France, depuis qu’elle a été placée sous l’égide de la Fédération française d’équitation (FFE), en 2016. Ces reconnaissances nous ont permis d’être considérés comme des cavaliers à part entière. Il m’arrive désormais d’échanger avec des juges de dressage valide, qui évaluent mon équitation en tant que cavalière et non comme para-dresseuse. Cela donne évidemment une grande confiance en soi.
Aujourd’hui, je me considère davantage comme une athlète de haut niveau que comme une personne en situation de handicap. La situation continue à évoluer, avec de plus en plus d’épreuves de para-dressage organisées en même temps que les compétitions valides, internationales ou nationales. Nos championnats de France se tiennent souvent en parallèle de ceux de dressage. De ce fait, nous sommes moins cantonnés dans notre coin. Par ailleurs, le fait d’être à l’IFCE me permet d’échanger avec d’autres athlètes, notamment des voltigeurs, ce qui est très enrichissant. Finalement, nous avons un point commun essentiel : le cheval.
Sanne Voets : Ces dernières années, notre discipline a connu énormément d’évolutions, qui ont eu un véritable impact sur notre notoriété et notre reconnaissance. Elles sont principalement liées à l’intégration du para-dressage aux compétitions et championnats des autres disciplines. En 2015, nos Européens étaient programmés à Deauville alors que ceux des autres disciplines avaient été organisés à Aix-la-Chapelle (ainsi qu’à Blair pour le complet et Šamorín pour l’endurance, ndlr). C’était il y a sept ans seulement, mais je crois que cela n’arrivera plus. Aux Pays-Bas, nos championnats nationaux sont organisés en parallèle de ceux de dressage. Nous avons aussi l’opportunité de monter lors de rendez-vous prestigieux comme le CHIO de Rotterdam ou encore le Dutch Masters de Bois-le-Duc. Donner au public l’opportunité de nous voir régulièrement concourir fait une énorme différence. Cela nous donne plus de visibilité et permet de faire mieux connaître le para-dressage et ses particularités.
Sophie Wells : Montant à cheval depuis très jeune, je constate que la compréhension du handicap s’est nettement améliorée au fil des ans et particulièrement depuis 2012. Aux Jeux olympiques et paralympiques de Londres, le handicap a été célébré partout. On en a beaucoup parlé à la télé, et cela semblait normal. C’était incroyable ! Cela a permis aux personnes en situation de handicap de se sentir plus à l’aise, et aux athlètes de prendre davantage confiance en eux et en leurs compétences.
“Je pense que l’équitation figure parmi les sports les plus inclusifs”, Sophie Wells
Dans le monde équestre, considérez-vous que les minorités raciales, sexuelles ou de genre sont bien représentées et acceptées?
Sophie Wells : Je pense que l’équitation figure parmi les sports les plus inclusifs. Les chevaux ne jugent pas, ce qui est un excellent point de départ! En selle, nous sommes tous égaux et nous avons cette passion commune qui nous rassemble: les chevaux.
Céline Gerny : Il est difficile de s’exprimer sans être vraiment concerné, mais je dirais qu’il n’y a pas de soucis. L’important est de pouvoir se sentir bien et de s’épanouir dans ce que l’on fait et tel que l’on est. Concernant les minorités sexuelles, je crois que la situation évolue dans le bon sens. En tout cas, dans l’univers équestre, je n’ai pas l’impression que ce soit un frein.
Sanne Voets : Je ne crois pas que les minorités soient suffisamment incluses dans nos sports. Nous évoluons dans un microcosme et restons focalisés sur notre passion commune : le cheval. Nous parlons peu de ce qui se passe en dehors de notre bulle. Je me demande pourquoi, par exemple, on ne voit pas plus de personnes de couleur ou transgenres. C’est la même chose pour le véganisme ou les problèmes mentaux, nous n’en parlons quasiment jamais. Il serait pourtant enrichissant d’ouvrir un peu plus notre sport à toute cette diversité. En revanche, concernant l’homosexualité, il me semble que l’équitation est un exemple de tolérance par rapport à d’autres sports.
“Le monde est bien plus beau quand il est de toutes les couleurs”, Sanne Voets
Comment un athlète peut-il contribuer à rendre le monde plus inclusif?
Sophie Wells : Le monde serait plus inclusif si l’on donnait les mêmes chances à chacun, que l’on appartienne ou non à une minorité. En tant qu’athlète équestre, je pense que doivent primer avant tout le cavalier, son cheval et la connexion qu’ils établissent.
Céline Gerny : Cela commence dès le plus jeune âge: il faut ouvrir les mentalités. Ensuite, la possibilité de concourir dans des épreuves du Grand National (nouveauté mise en place cette année par la FFE, ndlr) est une excellente chose. Nous intégrer aux autres plus souvent casse les barrières. Il faut cultiver l’ouverture et prôner le vivre-ensemble. Plus généralement, je pense que la société tend à inclure davantage les personnes en situation de handicap. Avant, dès que j’arrivais quelque part, je vérifiais tout de suite si les toilettes étaient accessibles. Aujourd’hui, en Europe, les aménagements sont pensés pour nous. Dans un monde idéal, il faudrait que toutes les installations soient pensées pour tous et que ce ne soit pas forcément une adaptation pour les personnes handicapées, car cela souligne les différences entre valides et non valides.
Sanne Voets : C’est une question délicate. Vu l’impact de l’intégration du para-dressage aux grands rendez-vous pluridisciplinaires, aussi bien sur notre notoriété que sur notre reconnaissance, je pense que valoriser d’autres minorités dans le monde équestre permettrait de les aider à s’intégrer. La prochaine étape serait un changement de notre culture, avec une plus grande ouverture sur l’extérieur afin de reconnaître que d’autres personnes peuvent avoir des valeurs différentes des nôtres sans que cela les rende meilleures ou moins bonnes. Aujourd’hui, de nombreuses contradictions découlent de l’arrogance de certains, qui s’arrogent le droit de décider de la façon dont les autres doivent mener leur vie. On le voit aux États-Unis en ce moment avec cet horrible retour en arrière concernant le droit à l’avortement. Le fait de se croire supérieur est dévastateur dans un monde où chaque personne mérite d’être traitée justement. Il est donc primordial de rester ouvert aux autres et sur le monde. Cela commence chaque matin, quand on se regarde dans le miroir. Il ne faut pas juger quelqu’un qui est différent de vous, mais reconnaître que le monde est bien plus beau quand il est de toutes les couleurs.
TROIS CHAMPIONNES DE HAUT RANG
Céline Gerny (FRA), quarante ans (Grade II) : cavalière depuis ses six ans, Céline Gerny est devenue paraplégique à la suite d’un accident de cheval à vingt ans. Cet accident ne l’a pas longtemps éloignée de l’équitation. Elle a vite découvert le para-dressage et progressé jusqu’à intégrer l’équipe de France en 2004. L’année suivante, elle a décroché deux médailles de bronze aux championnats d’Europe. Depuis, elle a participé aux Jeux paralympiques (JP) de 2008, 2016 et 2021 à Hong Kong, Rio de Janeiro et Tokyo.
Sanne Voets (P-B), trente-six ans (Grade IV) : née avec une déficience au niveau des membres inférieurs, Sanne Voets s’est très tôt passionnée pour les chevaux. Elle a commencé à monter à huit ans. Elle a débuté la compétition quelques années plus tard, gravi les échelons en para-dressage et participé à ses premiers JP à Londres, en 2012. La Néerlandaise présente l’un des plus beaux palmarès au monde. Elle a marqué l’histoire en remportant trois médailles d’or aux Jeux équestres mondiaux (JEM) de Tryon, en 2018. Elle compte trois médailles d’or paralympiques : une glanée à Rio et deux à Tokyo.
Sophie Wells (G-B), trente-deux ans (Grade V) : née avec le syndrome de la bande amniotique, qui la prive de sensations ou de mouvements au niveau des pieds et des mains, elle a accumulé une impressionnante collection de médailles depuis onze ans, dont quatre en or aux JP de 2012, 2016 et 2021, et cinq en or aux JEM de 2010 à Lexington, 2014 à Caen et 2018. Plus impressionnant encore, lorsqu’elle était Jeune Cavalière, en 2010 et 2011, elle a participé à la fois aux championnats de para-dressage et aux Européens Jeunes chez les valides. En 2022, elle a été nommée officier de l’Ordre de l’Empire britannique.